Anexo documental:
Prefacio de Alexandre Lacassagne
a Le criminel, de Émile Laurent1
mn
Documentary addendum:
Preface of Alexandre Lacassagne
to Le criminel, by Émile Laurent
En 1890; nous avons écrit la préface des Habitués des Prisons de Paris, du docteur Émile Laurent. Aujourd’hui, notre ami nous demande de présenter son nouveau livre. Je le fais volontiers, puisqu’il me permet de donner nos idées sur le «Crime». En les reproduisant à nouveau, on s’apercevra que ces théories n’ont pas vieilli et que le point de vue social domine toutes les questions de criminalité.
On m’a souvent demandé pourquoi l’on s’attache avec tant de passion aux questions relatives aux affaires criminelles: on suit avec avidité l’évolution d’une enquête, les tâtonnements d’une instruction, les débats de la Cour d’assises. Il faut donner une pâture à ce véritable besoin: c’est là l’origine du succès marqué des romans judiciaires et de leur publication indispensable dans la presse populaire.
L’homme a besoin de sensations, il aime à être ému. Cet amour des causes criminelles remplace l’engouement extraordinaire du moyen âge pour les contes ou fabliaux. Nous sommes plus réalistes, et cependant, comme les enfants, nous aimons les histoires de brigands; les récits qui agissent à la fois sur les sens et le cœur. C’est une vogue comparable à celle qu’eurent pendant cinq siècles les romans de chevalerie.
Ce n’est pas le résultat d’une curiosité-malsaine. C’est le fait d’une préoccupation qui se montre dans tous les rangs de la société. Il y a là une question sociale. Nous nous sentons tous unis par les liens de solidarité et l’animalité d’un acte, la monstruosité d’une action nous frappent d’autant plus qu’à notre époque, les mille voix de la presse mettent au courant de tout ce qui se passe et nous donnent la crainte instinctive d’un danger menaçant pour chacun de nous.
Cette sollicitude inquiète est de l’effroi. Le désir de connaître est enfanté par l’instinct de préservation.
Ajoutons aussi que la civilisation nous a rendus bons et que nous nous attachons aux faibles, aux déshérités, aux malheureux. Le petit voleur, l’escroc ordinaire n’intéressent pas plus que des maraudeurs ou des commerçants imbéciles. Mais le grand criminel, par l’atrocité de ses meurtres, le nombre de ses victimes, ses mouvements passionnels, ses combinaisons compliquées, parait sortir du vulgaire. Il semble qu’il y a là comme des forces perdues, et chacun cherche ce qui a pu ainsi les faire dévoyer. La conscience sociale s’interroge et se demande de quel côté est la responsabilité.
Qu’est-ce donc que le criminel? Il y a deux écoles en présence: l’école italienne et l’école française.
Les Italiens avec Lombroso font jouer un grand rôle à l’hérédité, à l’atavisme même. Le criminel, disait-on d’abord, est un sauvage égaré dans notre civilisation, un homme des époques préhistoriques, né tout à coup parmi nous avec les instincts et les passions de ces premiers âges. On a ensuite soutenu que le criminel-né était un homme pathologique: chez lui, on constatait plus souvent des dispositions anatomiques ou des particularités que l’on rencontre avec une moindre fréquence chez les honnêtes gens. On a même assimilé le criminel au fou moral à mesure que les progrès de la science dans l’étude des maladies mentales eurent montré l’existence de certaines folies, les folies morales, caractérisées par des troubles dans les sentiments. La folie morale peut être rapprochée de ces formes épileptiques dites larvées, dans lesquelles il n’y a pas les manifestations bruyantes du haut-mal; comme la véritable épilepsie, elle est capable de provoquer tout à coup du délire avec impulsions soudaines, c’est pour cela que Lombroso a définitivement avancé que le criminel-né pouvait bien n’être qu’un épileptique. La criminalité est ainsi devenue une névrose.
Depuis dix ans que nous avons commencé ces études, dans nos travaux, dans ceux de nos élèves, nous nous sommes placé sur un autre terrain. A Rome, au premier Congrès d’Anthropologie criminelle, dans les discussions que nous avons soutenues avec Lombroso, nous avons essayé de prouver qu’il fallait admettre l’existence de deux facteurs: facteur individuel et facteur social; ce dernier étant le plus important. Le facteur individuel n’a qu’une influence tout à fait restreinte. S’il prédomine et si le côté pathologique s’accuse à tel point que son évidence soit manifeste, on a alors affaire à un fou et non à un criminel. C’est la volonté accomplissant un acte et non l’acte lui-même qui fait le crime.
Nous ne croyons pas à ce fatalisme et à cette tare originelle. On nait prédisposé à la folie, on devient fou. Mais c’est la société qui fait et prépare les criminels.
Nous croyons, et le livre d’Emile Laurent le montre clairement, que les criminels présentent un plus grand nombre d’anomalies ou de défauts physiques et moraux que les honnêtes gens. Mais on peut trouver chez ces derniers les mêmes particularités, ce qui prouve bien que ces signes ne sont pas à eux seuls une caractéristique suffisante de la criminalité. Sans doute, dans l’organisation psychique et physique du criminel, il y a des anomalies, mais celles-ci proviennent de l’état social défectueux. S’il est anormal au point d’être malade, il faut de déclarer irresponsable, et nous déclarons tel: celui qui, après examen, nous montre des symptômes physiques et moraux attestant une maladie des centres nerveux, maladie qui, au moment de l’acte incriminé, l’a mis dans l’impossibilité d’agir autrement qu’il n’a fait.
Nous naissons avec des aptitudes, des instincts, des passions, mais non avec ce qu’on appelle le «sens moral». Celui-ci n’a pas de localisation cérébrale proprement dite. Cette faculté de discerner ce qui est le bien ou le mal dans une société, d’en apprécier la morale, est un effet et une conséquence de l’adaptation et de la vie dans ce milieu social. C’est ainsi que nous acquérons ce sentiment avec ses qualités et ses défauts, que nous prenons les vertus et les erreurs du moment, les préjugés mêmes de notre époque.
Tous les modificateurs agissent sur l’état physique, intellectuel et moral de l’homme. Une collectivité humaine est une agrégation d’individus dont le système nerveux est différent et qui n’a pas évolué de la même manière.
Ce sont ces variétés qui constituent les couches sociales. Comment les distinguer? Ce ne sera pas par la position, la richesse, l’instruction, mais par les manifestations de leur existence cérébrale. L’homme aime, pense et agit, de là des distinctions par la prédominance ou des sentiments, ou de l’intelligence ou dé l’activité.
D’après la localisation qui a été faite de chacune de ces trois facultés, nous distinguons les couches sociales en frontales, pariétales, occipitales.
Ces dernières sont les plus nombreuses: elles sont composées d’instinctifs. Les couches supérieures ou frontales sont les plus intelligentes. Dans les couches pariétales, on rencontre surtout les individus d’activité, de caractère, les impulsifs.
A cette division répondent trois grandes catégories de criminels: les frontaux, les pariétaux, les occipitaux. C’est parmi les criminels de pensée qu’on rencontre les criminels aliénés. Le docteur Emile Laurent a montré le grand nombre de ces pathologiques dans les prisons de Paris. Il est en effet bien certain que le nombre des malades augmente, que celui des criminels vrais diminue et que grandit ainsi de plus en plus l’intervention médicale.
Les criminels d’actes sont les criminels par impulsion ou par occasion. C’est sur eux que peuvent avoir quelque influence les châtiments et les peines.
Les criminels de sentiments ou d’instincts sont les vrais criminels, les insociables par l’énergie et la fréquence de manifestation des instincts les plus égoïstes.
La topographie cérébrale nous a appris que c’est dans ces trois groupes d’organes cérébraux: la partie occipitale, la partie frontale, la partie pariétale que résident les sentiments, l’activité, l’intelligence. Mais nous ne savons pas encore exactement le siège des instincts ou facultés essentielles, primordiales, que l’on constate chez les animaux et chez l’homme, ainsi que l’a prouvé Gall dans son admirable livre sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties. Plus tard, Auguste Comte, dans ses efforts pour constituer une théorie cérébrale dont il a montré l’importance et la nécessité pour l’explication des phénomènes sociaux, a fixé à dix-huit le nombre de ces fonctions du cerveau.
Si la clinique, l’expérimentation n’ont pas encore établi leur siège exact, nous savons au moins, d’une manière positive, que l’existence de quelques-unes de ces fonctions ne saurait être douteuse. Il y a des instincts qui président à la conservation de l’individu, de l’espèce, des instincts de perfectionnement (par destruction ou par construction), des besoins de domination (orgueil), ou d’approbation (vanité), des instincts sociaux tels que l’attachement, la vénération, la bonté.
Nous ne citons que les principaux, ceux de la région affective ou occipitale. Mais il en est d’autres pour les fonctions intellectuelles et les qualités pratiques. Tous sont localisés dans des ganglions ou organes spéciaux qui président à des fonctions isolées. Le cerveau n’est qu’un agglomérat, une colonie de ces ganglions.
Ce qu’il faut bien savoir surtout, c’est qu’un de ces ganglions peut être assez prédominant pour caractériser à un moment donné l’existence cérébrale. De là, ces faits qui paraissent inexplicables, d’individus si débauchés parfois, malgré une vie extérieure d’apparence respectable, d’autres ayant tous les dons de la fortune et se laissant aller à voler des objets d’une valeur insignifiante, et enfin des scélérats ou des voleurs assassins manifestant pour leurs enfants et leurs femmes les sentiments de tendresse les plus exquis.
C’est par la prédominance de cette partie occipitale et les relations de celle- avec les viscères que s’établit cette véritable personnalité double si évidente de certains sujets émotifs, mais plus ou moins accusée, physiologique, naturelle chez tous. De là ces tendances, ces penchants, ces désirs, ces besoins irrésistibles, finissant même par annihiler toute volonté ou toute pondération des parties qui président à l’intelligence, à la méditation, à la réflexion. La satisfaction d’un de ces instincts, c’est le calme, le bien-être. Souvent le bonheur parait être là.
Lorsqu’il y a développement harmonieux entre les différentes parties, c’est l’équilibre cérébral, la vertu ou disposition organique la plus favorable aux relations du milieu social. S’il y a, au contraire, atrophie ou exagération d’une de ces parties, c’est la déséquilibration, ou le vice, ou le crime.
Et comme la partie purement instinctive est en relation avec les viscères, c’est dire que toutes les circonstances sociales les détermineront. C’est le «mal de misère» qui produira le plus grand nombre de criminels. Le milieu social est à améliorer, car bien souvent le bien-être moral n’est que la conséquence du bien-être physique. C’est un proverbe, ancien et toujours vrai, que l’excuse du méchant est d’être un malheureux.
L’homme s’agite, mais c’est la société qui le mène, c’est-à-dire le pousse, le conduit, l’aiguille dans telle ou telle direction. Le remarquable ouvrage du docteur [Napoleone] Colajanni sur la Sociologie criminelle le démontre à chaque chapitre.
Les criminels sont surtout des passionnels, c’est-à dire des occipitaux. Mon excellent ami [Gabriel] Tarde a dit: «Le criminel n’est pas plus, à vrai dire, un produit social qu’un produit naturel; il est –qu’on me passe le mot– un excrément social». Est-ce une image ou une comparaison? Nous préférons dire que c’est parfois un produit tératologique, un monstre, quelque chose comme une tumeur maligne, ou un parasite.
Il faut bien tenir compte aussi des habitudes longuement acquises par plusieurs générations. Si l’habitude est une seconde nature, avance Pascal, la nature est aussi une première habitude. N’est-ce pas ainsi qu’il faut comprendre l’influence de l’hérédité.
Les signes de dégénérescence physique et morale que nous constatons ne proviennent pas comme une résurrection d’une manifestation de l’atavisme, c’est une déviation véritable du type de l’homme normal, comme l’a montré Morel. Ce sont les influences du milieu, de l’alimentation, des boissons mauvaises et perturbatrices des fonctions du système nerveux, des maladies comme la tuberculose, la syphilis, etc., dont les microbes grouillent comme les poux dans les demeures des misérables.
Les organisateurs du Congrès de Rome de 1885 nous firent l’honneur de nous demander une maxime indiquant nos idées sur les criminels et la réforme pénitenciaire. Je répondis par cette phrase, qui résume toute ma pensée: «A notre époque la justice flétrit, la prison corrompt et les sociétés ont les criminels qu’elles méritent».
Le milieu social a une influence si grande qu’il imprime sa caractéristique aux criminels qu’il produit ou voit naitre. De là, la nécessité de différencier le criminel rural et le criminel urbain. Dans l’étude de la criminalité française, j’ai montré depuis longtemps qu’il fallait faire une place distincte au milieu parisien. C’est ce que met bien en évidence le livre de Laurent. Le type le plus souvent décrit, est le «pâle voyou» le dernier terme de la dégénérescence du Parisien. C’est un produit de parisinose, sorte de cachexie de la capitale, de malaria lutécienne.
L’ouvrage du docteur Émile Laurent est un premier jalon et nous le croyons appelé à un grand succès. Il intéresse les personnes compétentes que ces questions préoccupent par profession.
Mais le grand public, lui aussi philosophe et moraliste, qui sent là une question vitale, trouvera dans ce livre, essentiellement documentaire, des renseignements précis, des observations judicieuses. Il verra de près cette plaie, il comprendra cette misère. Peut-être même en saisira-t-il les causes. Pour moi, elles paraissent se dégager de ce travail.
La plupart de ces criminels parisiens sont des paresseux, sans habitude de travail réglé, et demandant, dès le début de la vie, à des professions étranges ou inavouables, le plus souvent improvisées, des moyens d’existence.
La société souffre de cette libre initiative des jeunes gens, livrés à toute la fantaisie de leur age, à l’entrainement des exemples. De notre temps, tout individu, de 18 à 25 ans qui ne travaille pas, devrait être considéré comme dangereux et envoyé dans une armée coloniale.
Les statistiques montrent que plus un peuple est paresseux, plus il renferme de criminels.
Il n’y a pas de meilleure preuve de la nécessité et de la glorification du travail. Qui ne travaille pas est coupable et tôt ou tard peut devenir criminel. C’est le travail qui nous fait libres cérébralement, en nous affranchissant des suggestions de la partie occipitale, où sont localisés les instincts les plus égoïstes.
Le progrès social doit consister à ne pas faire de déclassés et à donner à tous la possibilité de travailler. Georges Leroy a dit dans ses Lettres sur les animaux3: «Quand on considère toutes les conditions et tout l’appareil devenus nécessaires au bonheur de l’homme oisif et civilisé, au petit nombre prodigieux de ceux qui souffrent, parce qu’ils désirent, on serait presque tenté de croire que l’espèce entière aurait gagné à être moins instruite». Cette criminalité parisienne, plus douce et comme plus civilisée, est plus fourbe et plus astucieuse. Elle a perdu en férocité ce qu’elle a gagné en bassesse et en lâcheté.
Dans ce nouveau livre Le Criminel, après avoir défini le crime et les criminels, Émile Laurent étudie successivement la morphologie, la physiologie, la psychologie du criminel. Puis il montre les facteurs de la criminalité, ses rapports avec la dégénérescence, les différentes formes sous lesquelles elle se manifeste. Un dernier chapitre est consacré à la répression, aux variétés des châtiments et le problème de la peine de mort est abordé.
Émile Laurent est pour l’application de celle-ci. On peut accepter ce point de vue: les vœux que quarante-cinq ou cinquante jurys de Cour d’assises viennent d’émettre montrent bien que Laurent n’est pas seul de cet avis. Mais nous croyons qu’il se trompe lorsqu’il avance que la corde ou l’électrocution pourraient remplacer le couperet. C’est tout aussi répugnant et certainement c’est moins efficace.
En résumé, voilà un livre intéressant que les juristes et les médecins devraient lire. Ils ne s’ennuieraient pas à en prendre connaissance et, malgré eux, ils se surprendraient à méditer les réflexions ou les théories de l’auteur, toujours documenté, parfois un peu paradoxal, mais sincère et cruel comme un dossier complet.
Le premier ouvrage d’Émile Laurent s’appliquant à un groupe limité de délinquants paraissait un peu spécial. Ce nouveau livre est une heureuse synthèse de ce qu’il faut savoir sur le crime et les criminels.
Dans une société affaiblie et intoxiquée par la tuberculose et l’alcool, les impulsifs et les criminels sont de plus en plus fréquents. Il est nécessaire que les signes qui caractérisent ces antisociaux soient connus de tous ceux qui concourent à l’administration de la Justice.
A[lexandre] Lacassagne.
Lyon, le 1.er juillet 1907.
ef
1 Texto tomado de Émile Laurent Le criminel. Aux points de vue Anthropologique, Psychologique et Social, Paris, Vigot Frères, Éditeurs, 1908, disponible en [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k496834/f1.image].
2 Imagen tomada de [http://www.bestor.be/wiki_nl/index.php/Laurent,_Émile_Ghislain_(1861-1904)].
3 [Charles Georges] Leroy. Lettres sur les animaux, 5.º édition, Vigot frères, éditeurs; 3 fr. 50.
Nuevos Paradigmas de las Ciencias Sociales Latinoamericanas issn 2346-0377
vol. III, n.º 6, julio-diciembre 2012 pp. 201 a 210
Émile Ghislain Laurent2 (1861-1904)
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